L'Îlot Fleurie

Capitaine D'Youville et le Dragon du millénaire. Photo: Martin April.

  1. Louis Fortier, l’artiste visionnaire
  2. Objectifs et moyens
  3. Bouffe pour tous
  4. L’îlot déménage et se transforme
  5. Le Sommet des Amériques
  6. Le dernier festival Émergence
  7. Des difficultés surgissent
  8. Pour en savoir plus
En 1990, le quartier Saint-Roch est à l’abandon. La multiplication des délires urbanistiques avortés laisse de larges blessures au cœur du centre-ville. Au sud du boulevard Charest, d’immenses terrains sont en friche depuis 20 ans. Les lieux ont un aspect sinistre. Des dizaines de bâtiments sont abandonnés aux squatteurs. L’endroit est rebaptisé “Plywood city”, en référence aux innombrables fenêtres placardées de planches de contreplaqué.

Qui pouvait penser, à cette époque, qu’une spectaculaire expérience d’autogestion citoyenne jaillirait spontanément de ce chaos? Le terrain, squatté, est prêt à être métamorphosé en jardin magnifique, propice aux expérimentations artistiques, avec de profondes valeurs sociales. Une réhabilitation du quartier avant la lettre.

Louis Fortier, l’artiste visionnaire

Tout commence en juillet 1991. L’artiste peintre et sculpteur Louis Fortier et ses amis décident d’agir. Louis habite un îlot d’habitation miraculeusement conservé entre une sortie d’autoroute, un stationnement, un immense terrain vague et un pâté d’immeubles abandonnés assorti d’un centre de distribution de seringues, Point de repères.

Louis dresse une première statue intitulée “Les amoureux”, œuvre de son mentor Irénée Lemieux, au milieu du terrain, jonché de déchets, avoisinant sa demeure. La sculpture de pierre d’environ un mètre représente un couple. C’est pour y “créer de la beauté”, dira-t-il. Dès le lendemain, des voisins et amis plantent des fleurs.

La police intervient. Des agents somment Louis et sa bande d’enlever la statue. Ceux-ci refusent.
Des policiers sont arrivés en me donnant l'ordre d'évacuer et de tout ramasser. Paraît que les sculptures sont de mauvais goût. Mais je ne suis pas parti et les policiers m'ont laissé faire, sauf qu'ils rôdent constamment par ici. Des gens de la ville viennent aussi régulièrement faire leur tour » affirme Louis Fortier.
Le Soleil, juillet 1991.

Louis Fortier. Photo: Îlot Fleurie.
Les résistantes et résistants font appel aux médias. L’animateur de radio Robert Gillet, très populaire à l’époque, répond à l’appel. Il fait ses émissions sur place, le midi, en invitant les gens à apporter des fleurs. Le réseau de télévision TQS, qui se fait appeler le “mouton noir”, diffuse un reportage. Et tout ça, dès la première semaine.

La population est touchée par l’histoire de gens simples souhaitant réhabiliter leur quartier laissé à l’abandon. Un camionneur descend de L’Islet-sur-mer pour offrir gratuitement une cargaison complète de fleurs. Les gens arrivent de partout en ville pour donner un coup de pouce.

La police ne reviendra plus. Au contraire, le maire Jean-Paul l’Allier débarque la semaine suivante pour rencontrer Louis. En août, la Ville de Québec installe une glissade et des balançoires. L’îlot sera toléré.

Louis Fortier joue un rôle de premier plan. Il mobilise toute la bande d’artistes avec qui il partage des locaux au centre commercial des Galeries de la Canardière. Rapidement, le site est couvert de sculptures recyclées offertes par eux.
L’endroit devient un splendide jardin où le joli chaos des chemins, des potagers, des fleurs et des sculptures refléte la créativité spontanée et collective.Bazaart, Septembre-Octobre 2007, p.40-41.



L'îlot vu par Hélène Matte, ex-administratrice. 21 sec.

On aurait tort de mettre sur le seul Louis Fortier la paternité de l'îlot. En entrevue avec Robert Gillet avant sa mort, en l'an 2000, il affirme:
Ça a été débuté par des femmes ça. Charlotte Maurelle et Denise (sa femme) qui ont commencé à faire les premiers pas. Parce que l'homme c'est un peu le lion mâle. Il est un peu vache. C'est toujours la femme qui fait que l'action vient avec le mâle."
Louis Fortier donne une dernière entrevue radiophonique, janvier 2000.

Objectifs et moyens

Initié dans une complète improvisation, l’îlot se définit progressivement. L’objectif optimiste est de redonner des couleurs au quartier grâce à un jardin communautaire parsemé de sculptures et de fresques. Des citoyens, des artistes et des horticulteurs s’y rencontrent. Le lieu devient un immense espace de création baptisé “opération dignité”, visant à valoriser le quartier et ses habitants. Le groupe d’animation de l'Îlot Fleurie est né.

On dit Îlot Fleurie et non « Fleuri » car ça fait référence à la rue Fleurie. La rue est nommée ainsi en souvenir de Marie-Anne Catherine Fleury, femme du marchand britannique William Grant.

Dès 1992, chaque été, tout un éventail d’activités se met en branle :
  • Un jardin communautaire, comprenant 50 parcelles, est mis sur pied avec l’aide de la Ville qui fournit la terre.
  • Un journal hebdomadaire, la Feuille de chou, est distribué à environ 60 exemplaires pendant 2 ans. Il contient des conseils de jardinage, des témoignages, des cours de sculptures et il annonce les évènements.
  • Des soupes populaires sont organisées. L’endroit est apprécié: plusieurs viennent manger sur place chaque midi. Des petits déjeuners sont servis aux enfants défavorisés.
  • Des sculpteurs, artistes et jardiniers en herbes viennent expérimenter leur art.


Dès 1993, l’évènement Plywoodstock voit des artistes à l’œuvre, ils peignent sur des panneaux de contreplaqué. En parallèle, dès 1994, l'Îlot Fleurie organise Émergence, une grande performance artistique annuelle et gratuite mettant en valeur de nouvelles sculptures.

Plywoodstock. Photo: Îlot Fleurie.

L’îlot partage même une parcelle de terrain avec un groupe de personnes déficientes intellectuelles. Pendant 2 étés, ces gens viendront y travailler toute la journée, 5 jours par semaine. On y voit la volonté d’envoyer à toute la ville un message de fierté, de ténacité et d’inclusion.

Toutes ces initiatives se situent au cœur d’un endroit clé de la campagne électorale de 1989 portant au pouvoir le Rassemblement populaire. Après quelques rebondissements et des consultations publiques, la Ville y construira un parc; le jardin Saint-Roch, en 1993. Il est surnommé ironiquement “Le Parc des six”, le coût des travaux s’élevant à 6 millions de dollars. L’Îlot Fleurie, pour la même superficie, n’en coûte que 40 000.

Les relations avec la Ville sont plutôt bonnes. Le Groupe d’animation de l’Îlot Fleurie lui réclame et obtient la gérance de l’Ascenseur du Faubourg, de son café et du stationnement sous les bretelles d’autoroute. Dépourvue d’expertise et contestée à l’interne, l’expérience n’est pas un succès. Elle prend fin vers 1997.

Bouffe pour tous

Entre 1995 et 1999, D'la Bouffe pas des Bombes! participe à l’Îlot Fleurie. Ses membres organisent des distributions gratuites de nourriture récupérée. Ils sont écologistes, anticapitalistes, libertaires et antimilitaristes. Le groupe est formé de rédacteurs du magazine anarcho-punk Et Basta! Il est à l'origine du Tam Tam café.

Food not bombs est un mouvement mondial. Lors du Sommet des Amériques en 2001, c'est un groupe de Food not Bombs de Vancouver qui nourrira les affamé-e-s. Par la suite, les libertaires de Dada a faim! prendront le relais, de 2002 à 2005, pour ce qui est de la bouffe collective à Québec.

Dada a faim! en plein action. Photo: Martin April, 2004.


Les festins collectifs par Hélène Matte, ex-administratrice. 18 sec.

L’îlot déménage et se transforme

Quoiqu'elle ait laissé ce coin à l'abandon pendant des décennies, voilà que la Ville déborde de projets immobiliers pour le terrain occupé par l'Îlot Fleurie.

L’ascenseur du Faubourg est transformé en jardin botanique en avril 1998. La vente des fleurs vise à financer le déménagement devant avoir lieu en mai.

L'îlot négocie en vain avec la ville pour être déménagé ailleurs. Dans l'impasse, les membres de l’îlot se mobilisent et bloquent la sortie d’autoroute de Dufferin-Montmorency avec la terre du jardin. Ils forment littéralement un monticule de terre sur l’asphalte, en bloquant la circulation. Leur but : obtenir un autre terrain.


L'organisme établit alors un véritable rapport de force citoyenne. À la suite d'une manifestation poétique, d'une désobéissance civile pacifique et d'une série de négociations obstinées, l'îlot Fleurie obtint un autre terrain où s'établir. L’Îlot Fleurie, l’utopie inachevée, Inter, art actuel, p.82-85.
L’îlot est transféré à l’espace surplombé par l'autoroute Dufferin-Montmorency et ses fameuses bretelles qui ne mènent nulle part. Le sol étant hostile au jardinage, plusieurs horticulteurs iront fonder un jardin communautaire à côté de l'école Saint-Roch, près du pont Dorchester.

L’atmosphère est glauque. L’endroit, dépourvu de végétation, est le royaume du béton et de l’asphalte. Il s’agit d’un lieu propice au flânage, les utilisateurs de drogues injectables (une piquerie se trouve à deux pas), des personnes itinérantes (proximité avec la Maison de Lauberivière) et vivant avec des difficultés en santé mentales, sont bien présents. La cohabitation est harmonieuse bien que parfois turbulente. L’îlot possède les valeurs d’inclusion et l’ouverture dans son ADN.

L’Îlot Fleurie se transforme, sous la direction d’un tout nouveau conseil d'administration composé de jeunes artistes de la relève. Conservant l’aspect galerie d’art à ciel ouvert, le lieu devient une école populaire. On y apprend
  • la poterie,
  • le soudage,
  • le compostage,
  • le jardinage,
  • la gestion d’événements d'art,
  • l’organisation communautaire.
Il n’y a plus de potager, mais la Ville et l’îlot partagent l’entretien des plates-bandes. L’îlot demeure un espace d’implication citoyenne mais devient aussi un centre d’artistes à ciel ouvert.



Le déménagement par Hélène Matte, ex-administratrice. 25 sec.

Le Sommet des Amériques

Pendant le turbulent Sommet des Amériques, du 20 au 22 avril 2001, l’Îlot Fleurie met en place une Zone de création libre et pacifiste. L'îlot accueille des milliers de protestataires pour manger, peindre, chanter et danser. Le lieu devient aussi un refuge pour les militants et militantes gazés de la ville assiégée.

Photo: Îlot Fleurie.

Le soir du dimanche 22 avril 2001, pendant des heures, des centaines de personnes frappent simultanément les garde-fous routiers et les panneaux de signalisation, réalisant une pagaille monumentale. La police jette des bombes lacrymogènes à l’aveuglette à partir des autoroutes. Un gigantesque feu est allumé. Il est en partie alimenté par les œuvres d’art ayant le malheur d’être en bois. L’expérience marque la mémoire de beaucoup de gens.

Le lendemain matin, la police vient cueillir les militants et militantes endormis à l’îlot. L’étendue de la répression est impressionnante. À l’issue du Sommet, le bilan est de
  • 463 arrestations,
  • 5148 grenades de gaz lacrymogène lancées,
  • 903 balles de plastique tirées.

Un peu plus tard la même année, 5 membres du conseil d’administration se rendent à New York pour visiter un parc autogéré, le Socrates Sculpture Park. Le lieu est une ancienne décharge que se sont réappropriée des citoyennes, des citoyens et des artistes. Son fonctionnement est original et efficace. Elle offre des pistes prometteuses. C’est l’occasion, pour le groupe, de réfléchir à l’Îlot Fleurie et d’opérer des changements afin d’assurer sa pérennité.

En 2002 et 2003 a lieu le “Solstice des Amériques”, servant à commémorer le Sommet. Toutes les activités sont gratuites. L’évènement est l’occasion de
  • rassembler les groupes communautaires,
  • suivre des ateliers d'éducation populaire,
  • voir des spectacles de musique et des performances,
  • participer à de gigantesques buffets.

Performance d'un Solstice des Amériques. La voiture à droite a été brûlée au Sommet par une bonbonne de gaz lacrymogène. Photo: Îlot Fleurie.


Les Solstices des Amériques par Hélène Matte, ex-administratrice. 23 sec.

Le dernier festival Émergence

En 2002, le dernier Émergence, s’étendant sur 10 jours, a pour thème le Cirque.
Après le Cirque du Soleil, voici le cirque du béton. (...) Après 12 ans de résistance et de création, le lieu est toujours sans eau courante, sans égout et sans ligne téléphonique. La Ville de Québec se réservant ainsi le loisir de le raser n'importe quand. Mais cela est bien loin de décourager ces « bêtes féroces de l'espoir » que sont les artistes et artisans de cet îlot fleuri, pour citer l'un des beaux coups de craie de son histoire. Alain Bouchard, Le Soleil, 14 août 2002

Les joyeux drilles y présentent un combat de lutte en souvenir de l’amphithéâtre la Tour. Le public est invité à participer au cirque lors de plusieurs performances interactives. Une conférence traite de géographie culturelle, de psychologie sociale et de philosophie créative. Le tout est ponctué de festins populaires gratuits en collaboration avec les restaurateurs locaux.



L'installation du ring par Hélène Matte, ex-administratrice. 33 sec.
Cette année-là, “Les amoureux”, la première sculpture de l’îlot, est emportée par des voleurs.

Des difficultés surgissent

Le projet Place de France.

L’îlot rebelle dérange toujours. En 2003, alors qu’elle prépare un luxueux projet d’escalier et de place publique de 25 millions de dollars à deux pas de l’îlot, la Ville n’en avertit personne. Elle souhaite réaménager l’espace et compte supprimer les bretelles d’autoroutes inutiles. L’Îlot Fleurie est le cadet de ses soucis.

Pourtant, la Ville vient de renouveler son «Protocole d’entente sur l’utilisation de l’espace situé sous les voies rapides de l’autoroute Dufferin-Montmorency». Elle «s’engage à soutenir l’Îlot Fleurie dans son développement» et, «dans le cas où des travaux majeurs de réaménagement [...] sont nécessaires», elle convient avec celui-ci «de former un comité conjoint pour [...] apporter des solutions aux problèmes engendrés par ce réaménagement». L'îlot Fleurie ou l'exceptionnelle aventure d'une symbiose, esse, en ligne, consulté le 2 juin 2013.
Mais la Ville refuse d’honorer ses engagements. Aucun comité n’est formé et aucune consultation n’a lieu.

La pression monte. La présence policière lors des spectacles se fait plus constante. Les contraintes administratives, déjà sérieuses, se resserrent. La Ville va jusqu’à s’ingérer dans la programmation. L’Îlot Fleurie ne baisse pas les bras: un concours de sculptures est lancé pour encourager la création d’œuvres d’arts qui permettent de revendiquer et d’occuper l’espace. Les œuvres d’art agissent comme des sentinelles.

Photo: Martin April

En 2005, des centaines de personnes assistent au spectacle musical des Goules. Reggie Brassard et Les Insoumis en cavale assurent la première partie. Tous les spectacles sont gratuits. Les artistes sont payés grâce à un budget annuel de 20 000 $ en partie offert par la Ville. L’îlot fourmille d’activités:
  • concours de photos,
  • bibliothèque itinérante,
  • performances,
  • journée autogérée etc.

Le ton se durcit. Le Ministère des transports, à qui appartient le terrain, enjoint l’Îlot Fleurie de quitter les lieux temporairement pour des travaux. L’îlot cherche en vain un autre endroit pour emménager. Au fil des discussions avec les fonctionnaires, on réalise qu’un réemménagement sur le site ne sera pas possible.

En 2006, la Ville met fin à un protocole d’entente qui assurait le financement de plusieurs activités. L’îlot propose à la Ville plusieurs pistes de solutions pour assurer la survie de l’organisme; elles sont toutes refusées. Le riche inventaire d’œuvres d’art est brutalement déplacé et jeté pêle-mêle dans une décharge. Une des sculptures, Le Dragon du millénaire, disparait mystérieusement pendant l’opération.



La fin de l'îlot par Hélène Matte, ex-administratrice. 23 sec.

Désormais privé de terrain, le groupe tient une assemblée générale et y fait élire, le 30 mai 2007, un nouveau conseil d’administration afin de dissoudre l’organisme. L’Îlot Fleurie s’éteint après 16 ans de résistance.

Comble d’ironie, le Cirque du soleil occupera l’espace déserté, grâce à la collaboration de la Ville de Québec, dès 2009. Québec leur offrira 35,2 millions de dollars sur 5 ans pour leur spectacle sous les bretelles.

Surtout,
l'Îlot Fleurie c'était l'utopie réalisée, l'imagination au pouvoir.
C'était important « de s'implanter »,
de s'approprier un lieu dans un principe d'autogestion.
De faire admettre que les artistes ne servent pas seulement
à nettoyer la merde avant l'arrivée des grosses poches (spéculateurs immobiliers ou machines culturelles que sont le Cirque du Soleil ou Robert Lepage),
mais que l'art est vivant et a une incidence dans l'ici et maintenant des rencontres.
C'était en quelque sorte un affront à l'allure patrimoniale et carte postale de Québec.
Hélène Matte, ex-administratrice de l'Îlot



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