La rénovation urbaine


  1. Le boulevard Charest: de rue commerçante à voie de passage
  2. Le rapport Jobin & Vandry: Québec championne de l’asphalte
  3. L’autoroute Dufferin-Montmorency
  4. Ezop: un rapport marxiste dénonçant la rénovation urbaine
  5. Le mail Saint-Roch
  6. Le réseau de tunnels
  7. Le Cégep Garneau sur la falaise
  8. La Grande Place
  9. Un nouveau Comité de citoyens de Saint-Roch
  10. La rivière Saint-Charles bétonnée
  11. Pour résumer la rénovation urbaine
  12. Pour en savoir plus

Dans les années 60, en pleine révolution tranquille, le progrès est synonyme de béton, de voitures, de gratte-ciels et de consommation débridée. C’est l’ère des banlieues. Les villes étant jugées invivables, on construit de pharaoniques infrastructures routières pour les quitter au plus vite. Des milliers de logements sont démolis pour faire de la place. Leurs habitantes et habitants sont chassés en périphérie.

Les symboles de cet état de fait sont :
  • le réseau d’autoroute démesuré, faisant de la Capitale-Nationale la championne de l’asphalte,
  • le bétonnage de la rivière Saint-Charles, visant son assainissement,
  • divers méga-projets (le mail Saint-Roch, le cégep Garneau, la Grande Place etc.).

Le boulevard Charest: de rue commerçante à voie de passage

Tout commence dès les années 20, au lendemain de la Première Guerre mondiale. À cette époque, les grands magasins et leurs riches vitrines ont leur façade sur la rue Saint-Joseph. De l’autre côté, la petite rue des Fossés est bordée presque entièrement d’entrepôts.

L’heure est à l’optimisme. Les gens viennent de loin pour faire leurs emplettes à Saint-Roch. Le centre commercial rivalise avec les grandes capitales modernes du monde avec l’électricité, le téléphone et le tramway.

Rue Saint-Joseph, direction est, vers 1900, BAnQ.

La rue Saint-Joseph est desservie par un tramway tiré par des chevaux dès 1865. Il est électrifié en 1892. Sa fréquence de passage est de 7 minutes, plus rapide que le métrobus actuel. Le tramway sera démantelé en 1948 pour faire place aux automobiles.

De plus, une gare de train s’ouvre à deux pas de Saint-Roch, en 1878. Dès 1896, la Vieille Capitale est reliée à Montréal, au Lac-Saint-Jean et à Charlevoix.

La rue des Fossés. À gauche, on reconnaît la Dominion Corset.

Le nombre d’automobiles ne cessant d’augmenter, Québec élargit la rue des Fossés jusqu’à Langelier. Le boulevard Charest prend forme.
En 1928, un référendum municipal a approuvé le “Bill du Trafic”, qui prévoit consacrer près d’un million et demi de dollars à l’aménagement du boulevard; expropriations et démolitions ont confirmé sa réalisation, jusqu’à ce que la Crise économique, en 1929, tombe sur les travaux.
L'architecture de Saint-Roch : guide de promenade / Noppen, Luc, 1949, p.136.
Le magasin Pollack sur le boulevard Charest, Archives de la Ville de Québec.

On permet aux voitures de s’y stationner en épi. Les magasins, Paquet notamment, y déploient de grandioses façades. On y planifie des gratte-ciels qui, dit-on, supplanteront Broadway à New York. Le résultat stimule le commerce et contribue à valoriser la colline parlementaire. D’ailleurs, la Côte d'Abraham est aussi élargie.

  • Action catholique
  • Revue d'histoire urbaine, 1986
  • Action Catholique

Les travaux interrompus par la crise de 1929, Saint-Roch reste éventré pendant 27 ans. Le côté sud du boulevard Charest ressemble à un chantier abandonné avec des entrepôts et des terrains vagues.


Pourtant, c’est l’âge d’or des grands magasins. Plusieurs déploient leur façade sur la rue Saint-Joseph :
  • Syndicat, en 1946,
  • Paquet, en 1948,
  • Pollack, en 1950.
Rue Saint-Joseph vers 1955.

En 1941, une nouvelle paroisse est créée pour répondre à la demande d’une population de plus en plus nombreuse : Notre-Dame-de-la-Paix.

L'Action Catholique, 1956, tiré de la SHQ.

La relance de nouveaux développements en 1956 n’augure rien de bon. Les stationnements sur rue sont supprimés et on ajoute des stationnements étagés. Saint-Roch perd son attrait. Charest devient moins une rue commerçante qu’une rue de passage.

Les grands centres commerciaux de banlieues, ou loin du centre-ville, font leur apparition
  • Place Ste-Foy en 1957,
  • Les Galeries de la Canardière en 1958,
  • Place Laurier, alors le plus grand centre commercial au Canada, en 1961,
  • Place Fleur-de-Lys, en 1963.

La population, et la clientèle, désertent le centre-ville. Entre 1941 et 1961, Giffard, Beauport, Charlesbourg et Sainte-Foy passent de 11 000 à 63 000 résidants. À l’inverse, la population de Saint-Roch chute de 13 450 à 6 815 personnes, soit un peu plus de moitié.

Cette tendance sera appuyée d’un grand coup de pied sur l’accélérateur par Jobin & Vandry.

Boulevard Charest, Ville de Québec, service de police, 1993.

Le rapport Jobin & Vandry: Québec championne de l’asphalte

Plan Vandry & Jobin.

C’est l’âge d’or du fonctionnalisme. Les architectes imaginent la ville divisée en vastes îlots dont chacun est dédié à un usage unique: dormir, travailler, consommer ou circuler. Le fonctionnalisme et l’architecture brutaliste, dont l’édifice G constitue le phare, font la paire. On s’éprend de l’éclatante morosité du béton.

Trois rapports préparent le terrain pour une attaque en règle contre la ville.
  1. Dès 1956, les urbanistes Jacques Grébert et Édouard Fiset préparent le premier plan d’aménagement de la région de Québec. Toutes les voies rapides actuelles y sont prévues. On commence à développer celles autour des banlieues (Charlesbourg, Sainte-Foy et Beauport) pendant les années 60.
  2. En 1961, le rapport Martin décrète que plus de la moitié des logements de la ville sont des taudis devant être démolis.
  3. En 1968, la firme d’ingénieurs-conseils Jobin & Vandry produit un ambitieux plan de transport pour la région métropolitaine de Québec.
    On y estime que Québec sera habité par 681 000 personnes en 1987. Cette population sera plutôt atteinte en 2001. 14 ans plus tard que prévu.

Perspective du centre de Québec en 1990,
rapport Vandry & Jobin, 1968.

Le plan Jobin & Vandry comporte d’étonnantes propositions
  • L’autoroute de la Falaise, à 6 voies, reliant l’autoroute Duplessis à Dufferin-Montmorency. Passant sous terre à partir de l’Îlot Fleurie, elle devait ressortir au niveau de Dorchester pour poursuivre, suspendue dans les airs, entre la haute-ville et la basse-ville (La falaise).

    Non réalisée, expropriations et démolitions s’ensuivront tout de même. À son image, le projet restera “en l’air”, laissant de vastes terrains en friche dans Saint-Roch pendant 20 ans. Un autre projet d’autoroute fera surface en 1988 dans la Grande Place.
  • L’autoroute Dufferin-Montmorency, reliant la côte de Beaupré et le centre-ville de Québec.
  • Le prolongement de l’autoroute Laurentienne jusqu’à Place D’Youville, transformant les modestes ruelles St-Joachim et Saint-Gabriel en boulevards.
  • L’autoroute Saint-Charles, longeant la rivière Saint-Charles, liant Dufferin-Montmorency de Limoilou jusqu’au parc industriel Saint-Malo.
  • Un pont Québec-Lévis, le délai de 30 minutes entre le centre-ville de Lévis et le parlement étant jugé trop long, on souhaite le réduire à 13 minutes.
  • Et plusieurs autres prolongements de routes ponctués d’expropriations-démolitions.

Cette esquisse de 1968 tend à démontrer que les quartiers seront préservés.

Le plan Jobin & Vandry fait passer 4 autoroutes à travers les quartiers centraux. Ces projets signent l’avis de décès précoce de ces quartiers populeux, particulièrement celui de Saint-Jean Baptiste.

Plusieurs projets seront mis en échec par la contestation populaire. La virulente opposition à la démolition de la rue Saint-Gabriel sera à l’origine du Mouvement Saint-Gabriel, puis du Comité populaire Saint-Jean-Baptiste, toujours actif aujourd’hui.

Caricature de Droit de Parole, 3 novembre 1974.

Au final, Saint-Roch est un des quartiers les plus touchés. De 1961 à 1981, il perd 50% de sa population. C’est la deuxième fois en 40 ans que le quartier perd la moitié de ses habitants et habitantes. La paroisse Notre-Dame-de-la-Paix est éradiquée pour faire place à l’autoroute Dufferin-Montmorency.

Démolition de logements dans les quartiers Saint Roch, Saint-Jean Baptiste, Champlain et Saint-Sauveur, 1960-1971

Année Saint-Roch Saint-Jean-BaptisteChamplainSaint-SauveurTotal
1960 22 618652
1961 18 3316195262
1962 37 82612137
1963 10 16533181
1964 27 1612714229
1965 33 101113148
1966 20 139117177
1967 46 217727297
1968 17 3901167
1969 10 285050345
1970 14 94936
1971 328* 21011351
* Démolitions entraînées par la percée de l'autoroute Dufferin

Service des permis de construction de la Ville de Québec et ministère de la Voirie. Tiré de Promoteurs et patrimoine urbain, Jean Cimon, p.47, 1991.

Malgré la mise au rancart de plusieurs idées du rapport, Québec est couronnée championne de l’asphalte.
La desserte autoroutière à Québec (20 km d’autoroute par 100 000 habitants) est le double de la moyenne continentale de 10 km par 100 000 habitants. (…) Québec arrive au deuxième rang des agglomérations de plus de 500 000 habitants analysées en terme de densité moyenne avec 790 habitants au km2  comparativement à une moyenne de 1800 habitants au km2 (…)"
Rapport d’analyse environnementale, Projet de prolongement de l’axe du Vallon par le ministère des Transports et la Ville de Québec, 2005.
Ajoutant des décennies de laisser-faire au privé dans l’urbanisme, la Ville de Québec est aux prises avec un sérieux problème d’étalement urbain. Résultat, les embouteillages sont omniprésents.


Le tunnel Québec-Lévis, une des idées mis de côté, sera l'objet d'une carte postale. Au verso: "Québec 1972? Un tunnel sous le Saint-Laurent! Pour relier Québec et Lévis! Non? Et pourquoi pas! Finis les embouteillages! A Québec, on veut aller de l'avant! Et vite! Un projet? Bien sûr! Car c'est à partir du projet qu'on obtient la réalisation. À Québec, tout bouge! tout (sic) change! Y'a du nouveau dans l'air."

L’autoroute Dufferin-Montmorency

Plan régional avec recommandations du rapport Gréber & Fiset, 1956.
Tiré de Québec Urbain.

Présent dans les plans de Grébert et Fiset dès 1956, l’objectif primaire de l’autoroute Dufferin-Montmorency est de favoriser le développement de la colline parlementaire et du Port de Québec.

En 1967, des gens d’affaires et le maire de la municipalité de Beaupré font pression sur le Ministère de la Voirie pour construire l’autoroute au plus vite. L’idée est saluée par plusieurs maires des villes adjacentes, le Parti Civique de Québec, le milieu des affaires et la presse locale. Elle est perçue comme le moteur du développement économique de la région. Dufferin-Montmorency doit s’intégrer à une expansion importante du port de Québec, transformant les battures de Beauport en un immense complexe industrialo-portuaire.

En guise de consultations publiques, le Ministère de la Voirie tient des séances d’information, où les fonctionnaires se contentent d’informer les élus.

L’opposition vient de l’intérieur du gouvernement provincial. L’Office de planification et de développement du Québec, préconisant davantage le transport en commun, convainc le fédéral de ne pas mettre un sou dans l’aventure. Le Ministère de la Voirie est forcé d’aller de l’avant seul.

Les chambres de commerce et le Ministère, travaillant à influencer l’opinion publique dans les pages du Soleil, le plan Vandry-Jobin est entériné rapidement par l’Union Nationale en 1969. Il est dépouillé de son autoroute de la Falaise, de l’autoroute de la rivière Saint-Charles et du pont Québec-Lévis. La partie concernant le transport en commun est également supprimée.


Commencée en 1969 dans les quartiers centraux, la construction de l’autoroute soulève l’indignation des comités de citoyens et des expropriés. La Ville annonce son intention de démolir 300 logements.
M. Jean Lapointe, un travailleur social, « […] est renversé de voir à quel point ces deux gouvernements se préoccupent peu de l’élément humain dans le cas des expropriés de la future autoroute Dufferin-Montmorency […] »
Le Soleil, 12 avril 1969.


Les travaux avancent lentement, ce qui permet aux critiques de se regrouper. Le comité des citoyens de l’Aire 10, dans Saint-Roch, mène la charge. En 1972, galvanisé par le rapport Ezop, il dénonce les incohérences de la ville de Québec par rapport à son schéma d’aménagement. Celui-ci préconise de réduire la place de l’automobile au centre-ville et de réorganiser le transport en commun. Le CCR-10 est le premier groupe de citoyens à opposer une contre-expertise aux spécialistes du gouvernement.

Mais rien ne semble vouloir arrêter le "progrès". En 1974, cette voie rapide de 104,5 millions de dollars est la plus coûteuse à avoir été construite au Canada. L’autoroute obstrue l’accès au fleuve et divise le quartier Saint-Roch. Elle cause le déplacement d’environ 1000 personnes de Notre-Dame-de-la-Paix (une paroisse de Saint-Roch), 700 de Limoilou et 450 de St-Jean-Baptiste.

L’élection du Parti Québécois en 1976 marque un changement de ton. Un député affirmera que « cette voie rapide est un monument qui rappellera longtemps les erreurs à éviter dans l’aménagement urbain ».

Bretelles s'enfonçant dans un mur. Photo: Patrick Donovan.

Le projet de passage de l’autoroute sous la ville pour relier le boulevard Champlain est mis en veilleuse. Les bretelles construites à cet effet ne seront démolies qu’en 2007.

Les travaux atteignant Beauport, c’est l’aspect environnemental qui cause désormais problème. Le remplissage des battures du fleuve menace la faune animale. Le projet soulève un tollé menant à la première consultation du Bureau d'audiences publiques sur l'environnement (BAPE) en 1978.

Du 10 au 12 octobre, des dizaines d’opposants, dont de nombreux scientifiques, font connaitre leur opposition à l’autoroute. Plusieurs critiquent aussi la forme des consultations, qui devraient être faites avant la réalisation des travaux, et non pendant.

Le tracé original en rouge, superposé à une carte de 2013.

Face à une opposition grandissante, le gouvernement sera forcé de changer le tracé de l’autoroute. L’émergence des enjeux écologistes conduira à la création du ministère de l'Environnement en juin 1979.

Ezop: un rapport marxiste dénonçant la rénovation urbaine

Le rapport Ezop est publié en 1972. Il aura un impact considérable sur la pensée théorique des militantes et militants aux prises avec la rénovation urbaine. L’ouvrage emprunte la grille d’analyse marxiste.
Le livre, dédié au monde en lutte, fait scandale dans les milieux politique, bureaucratique et urbanistique. Financé par la Plume Rouge (aujourd’hui Centraide), il a été écrit sous cape par un groupe de professeurs et d’animateurs actifs dans le milieu de la résistance. La Plume Rouge, organisme caritatif au nom prédestiné, doit s’expliquer en conférence de presse: non, elle ne savait rien de ce qui se tramait et non, malgré la couleur de la plume, elle ne s’est pas transformée en maison d’édition communiste.
“Rénovation urbaine” et résistance urbaine, Marc Boutin, p.204.
Chiffres et études rigoureuses à l’appui, le rapport critique sévèrement la rénovation urbaine dénoncée comme une imposture. Loin de rénover, les logements des classes populaires sont démolis pour faire place aux tenants du capital immobilier. “La planification urbaine a comme principal objet de favoriser la circulation du capital” dénonce le rapport.

Aussi, Ezop met en relief les contradictions entre l’action et le discours des élites qui
  • Affichent une volonté de collaboration théorique mise en pièce dans la pratique par son autoritarisme.
  • Feignent la transparence tout en cachant les informations.
  • Insistent sur la rationalité économique pour justifier le recours au grand capital immobilier.

Le rapport est dénoncé par le président de la Plume Rouge, Jean Pelletier, futur maire de Québec. L’ouvrage est adopté par les groupes populaires. Ils s’en approprient les analyses théoriques comme outils de lutte. Un des auteurs, Pierre Racicot, devient chef du nouveau parti municipal, le Rassemblement populaire, et présente sa candidature à la mairie en 1977 et en 1981.

Le mail Saint-Roch


L’ère des grands magasins est révolue. Dans les années 60, les magasins Laliberté, Paquet, Pollack et le Syndicat attiraient le ⅔ du commerce de détail de l’est du Québec. Dix ans plus tard, face à la concurrence des centres d’achat de banlieue, Saint-Roch ne fait plus le poids.

Le Centre d’affaires Saint-Roch, regroupant 150 marchands et dirigé par les propriétaires des plus gros magasins à rayons, propose l’idée d’un mail en 1963. Ce groupe vise à lutter contre la concurrence des centres commerciaux des banlieues au profit du centre-ville. Selon eux, le mail montrera le nouveau visage d'un Québec moderne aux touristes et relancera le commerce.


Sous son initiative, la rue Saint-Joseph devient piétonnière en 1966. Le mail Saint-Roch, sans toit, s’étend jusqu’à Saint-Sauveur. La ville et les marchands investissent 75 000 $ pour repeindre la chaussée, planter des arbres et poser des bancs. Rapidement, on songe à recouvrir la rue.
Fin 1967 ou début 1966, il a été question de rendre le mail permanent, par un nouvel amendement à la charte de Québec, et de le recouvrir d'un dôme de plastique pour le chauffer durant la saison froide.”
Le Soleil, 2 novembre 1970.
En 1968, les petits commerçants du secteur ouest font savoir “qu’ils subissaient un tort et une baisse sensible des affaires à cause de l’existence du mail.” En novembre 1970, ceux du secteur Est font circuler une requête demandant la disparition complète du mail. Ils dénoncent les frais d’entretien élevé (les aménagements sont ciblés par des vandales) et la baisse continue de l’achalandage. En effet, le chiffre d’affaire du mail chute de 7% entre 1966 et 1969.

Cependant, les gros magasins à rayons, aux commandes du Centre d’affaires Saint-Roch, sont favorables à l’existence du mail. Le maire leur fait connaitre son appui. Malgré l’opposition, ils sont déterminés à couvrir la rue Saint-Joseph.

La Ville perçoit 1,5 millions $ de taxes annuellement des commerçants de Saint-Roch. Le plan du mail en 1971 est rédigé par le service d’urbanisme, mais inspiré par une firme privée de Toronto. Elle fait miroiter des profits mirobolants à court terme de 4 millions $ annuellement.
La Ville, par l'intermédiaire de son Service d'urbanisme (SUVQ), ne craint pas de s'opposer aux petits commerçants, eux aussi victimes du bulldozer de la rénovation. Enfin, l'action du SUVQ vise à préparer le terrain pour la venue des grands promoteurs et des grands commerçants. (...) Le pouvoir politique municipal cherche à faciliter la fusion des intérêts des grands commerçants de Saint-Roch, pour qu'ils concentrent leur capital et renforcent ainsi leur capacité d'expansion.
Ezop-Québec (1981) Une ville à vendre, p. 314.

En septembre 1972, 47 employés du magasin Pollack se mettent en grève. Ils réclament les mêmes conditions de travail que les autres grands magasins, Paquet et Syndicat, où les employés sont syndiqués. Cependant, le magasin reste ouvert. Une injonction limite le piquetage à 2 employés par porte. Le conflit dure plusieurs mois.

En 1974, la ville va de l’avant. Les 3 niveaux de gouvernements investissent 5 millions $ pour construire le mail Saint-Roch couvert. Les marchands sont dispensés de toute contribution les 2 premières années. Ils paieront ensuite 250 000 $.

Le mail s’étend de la rue de la Couronne jusqu’à Monseigneur Gauvreau.
Les autorités politiques et les architectes municipaux sont convaincus lors de l'inauguration en novembre 1974 que ce nouvel ensemble sera « un attrait extraordinaire qui apportera une belle concurrence aux centres d'achat de banlieue et deviendra le joyau de la capitale provinciale ». Il ne fera malheureusement que confirmer le lent déclin du centre-ville qui ne peut concurrencer les centres commerciaux en les copiant sans offrir leurs avantages (stationnements vastes et gratuits, accessibilité, etc.).
30 ans d’architecture à Québec: Remonter le temps, Réjean Lemoine et Olivier Vallerand, p. 40.

Le Soleil, 1 novembre 1974.

Le Comité des citoyens de l’Aire 10 est présent à l’inauguration. Vêtus de costumes d'Halloween, 15 personnes y manifestent leur mécontentement. Quelques coups sont échangés avec la police. C’est la dernière intervention du CCR-10 en lien avec la rénovation urbaine.


Après des débuts prometteurs, l’attrait du mail se met rapidement à décliner. Malgré tout l’argent public investi et les promesses des commerçants, la relance de la rue Saint-Joseph n’est pas au rendez-vous. C’est le retour de la morosité.

Les employés du magasin Syndicat, acheté par Paquet, se mettent en grève en 1978. À la fermeture des 2 magasins en 1981, 1 100 employés perdent leur emploi. Pollack et d’autres magasins suivront.

Peu à peu, le mail devient un refuge pour les flâneurs et itinérants à la recherche de chaleur et de compagnie. Des usagers se plaignent de ne pas se sentir en sécurité. Visant à l’origine à présenter un masque positif et moderne de Québec aux touristes, le mail en affiche plutôt sa réalité toute crue.
À la fin des années 1980, le mail couvert du centre-ville n’attire plus que 5% des consommateurs de la région.
Les maires de Québec depuis 1833, 1965-1989, Réjean Lemoine, 2013.
En 2000, une première partie du mail est détruite sur environ 300 mètres. L’opération nécessite des investissements publics de 22 millions $. "La plus longue rue couverte au monde" est complètement démolie en 2007.

Le réseau de tunnels

Le Soleil, 19 août 2012.

Le mail Saint-Roch était un point de convergence d’un vaste réseau de tunnels piétonnier.
On voulait faire comme à Montréal. On voulait être une ville moderne. Et dans ce temps-là, moderne, ça voulait dire : "Why not des tunnels"!
Le tunnel du premier ministre: la sécurité avant tout, en ligne, lapresse.ca, consulté le 11 juin 2013.
La construction de tunnels est cohérente avec l’idéologie fonctionnaliste tendant à isoler chaque fonction. Un espace pour circuler en voiture (la rue) et un autre, distinct, pour la circulation à pied (le tunnel).

Selon les plans, un piéton devait pouvoir circuler sous terre entre l’Assemblée nationale et le mail Saint-Roch en quelques minutes. Un trajet d’environ 1,3 kilomètre.

Une partie de ces tunnels, accessible au public, ont été construits entre
  • le stationnement D’Youville et Place Québec,
  • Place Québec et l’hôtel Delta,
  • Place Québec et le complexe G,
  • le complexe G et l’Assemblée nationale,
  • l’Assemblée nationale et l'édifice H,
  • l’hôtel PUR et la bibliothèque Gabrielle-Roy.

Le Cégep Garneau sur la falaise

Action-Québec, 6 nov 1972.

Le Cégep Garneau sur la falaise est un projet immobilier éphémère pensé par le Service d’urbanisme de la Ville de Québec en 1971. Déplorant la présence de la falaise nuisant à la circulation piétonnière entre “deux quartiers de vente au détail”, les urbanistes souhaitent créer un “centre d’intérêt qui motiverait le déplacement des piétons venus des deux extrémités”. Le cégep en fournit le prétexte idéal.
La Colline parlementaire ne serait plus qu’à 10 minutes de marche du centre commercial."
Plan du cégep, cité dans le rapport Ezop, p.125.
Le “complexe de la Falaise”, un projet de 37,8 millions de dollars, prévoit
  • le passage de l’autoroute de la Falaise sous le complexe,
  • une gare d’autobus régionaux et interurbains,
  • un stationnement de 2000 places,
  • un centre sportif (aréna, piscine, gymnase, etc.),
  • un centre culturel,
  • des liaisons piétonnières verticales par escaliers roulants,
  • un cégep pour 4000 étudiants et étudiantes,
  • un centre commercial.

Le réseau de tunnels piétonnier doit raccorder le mail Saint-Roch au cégep Garneau, en poursuivant jusqu’à Place Québec. Le projet est situé dans la « Zone 2 » entre l’autoroute Dufferin-Montmorency et la rue de la Couronne. Il chevauche la haute et la basse-ville, d’où son nom.

Le plan est abandonné en 1974.
Le collège F.X. Garneau refuse de participer au projet parce qu’il ne serait que locataire et ses administrateurs doutent de la pertinence de s’installer au-dessus d’une autoroute."
Les maires de Québec depuis 1833, 1965-1989, Réjean Lemoine, 2013.
Face à ce projet, la Clinique d’Architecture du Comité des citoyens de l’Aire 10 propose une maquette alternative. Elle met la priorité sur la fonction résidentielle. « Plans plutôt imaginaires. Ils rêvent un peu en couleur », écrira le maire Lamontagne dans son journal. « Arrêtez de rêver! Élargissez-vous les esprits! », ajoute-t-il. À ceux qui voient leur maison rasée, le maire répond: « Vous n’aimez pas ça, du neuf, de temps en temps? »

La crise du pétrole de 1973 provoquant une prise de conscience, plusieurs grands projets sont stoppés.

La Grande Place

Esquisse de la "cité administrative futuriste en béton" en 1972,
Le Journal de Québec, 17 juin 1981.

Paradoxalement soutenue par la Société d'habitation du Québec, la Ville commence à raser la zone 2 de l’Aire 10, un secteur résidentiel entre le boulevard Charest et la Côte d’Abraham, dès 1970. Le secteur inclut le quartier chinois. Elle veut y créer un espace de développement commercial pour relancer l’économie déclinante du quartier et empêcher la fermeture des grands magasins de la rue Saint-Joseph. Le projet est estimé à 20 millions de dollars. Ainsi commence la longue saga de la Grande Place.

Secteur Grande Place, Droit de Parole, octobre-novembre 1986.

La valse-démolition se déroule pendant 18 ans au prix de 20 millions. 1000 personnes sont expropriées et 200 bâtiments démolis. Le secteur devient un immense terrain vague utilisé comme stationnement. Son aspect est sinistre et déteint sur Saint-Roch.
Ce quartier voit alors augmenter de manière significative les activités de prostitution de rue, de trafic de drogue et devient un lieu d'affaires pour les bandes de motards criminalisés."
Une véritable renaissance urbaine, Réjean Lemoine, Cap-aux-Diamants, 2005.


Un article du Soleil du 16 juin 1981 intitulé “Des gens pauvres, malades et résignés” fait ainsi le portrait de Saint-Roch: "On retrouve proportionnellement beaucoup plus de personnes âgées qu'ailleurs dans la région. (...) Chez ceux qui ont quitté l'école, on dénombre 62,7% des gens qui n'ont pas dépassé le niveau élémentaire dans Saint-Roch comparativement à 38,4% dans l'agglomération urbaine de Québec (...) 3 citoyens sur 4 déclaraient souffrir d'un malaise physique quelconque."

En parallèle, le commerce poursuit son développement.
On commence à attirer un nouveau genre de commerce, celui des boutiques de mode et des boutiques “chics”. Celles-ci s’installent non plus pour être au service de la population résidente du centre-ville, mais pour satisfaire les goûts d’une nouvelle clientèle, celle qui n’y demeure pas, mais qui y vient pour des loisirs ou pour le travail."
On s’est battu pour rester! 15 ans de luttes populaires à Québec, Vie ouvrière, 1983.


La bibilothèque Gabrielle-Roy est construite de 1980 à 1983. Le maire Jean Pelletier souhaite que cet équipement culturel devienne « un outil incomparable de développement intellectuel et un facteur majeur de revitalisation du centre-ville et du quartier ». Elle est bâtie sur les ruines du jadis prestigieux Hôtel Saint-Roch et sur celles d’une vieille école.

Le projet de Grande Place semble tombé dans les limbes. Pourtant, en septembre 1986, coup de théâtre. Le maire Jean Pelletier signe un protocole d’intention avec la compagnie torontoise Citicom. Il procède sans appels d’offres, ni études (Citicom devant les produire elle-même). La compagnie d’assurance la Laurentienne et le promoteur Laurent Gagnon s’associent.

Les affaires du mail Saint-Roch déclinent. Avec le projet de Grande Place, les marchands souhaitent relancer le commerce. De plus, le promoteur Laurent Gagnon achète depuis 1981 les bâtiments en mauvais état autour du site : le magasin Syndicat, Paquet, le cinéplex Odéon etc. On le soupçonne d’avoir des liens privilégiés avec la mairie. Un projet d’envergure serait pour lui une bonne affaire, faisant monter la valeur de ses propriétés.

  • Le Soleil
  • Le Soleil
  • Le Soleil.
  • Photo: Jean Cazes
  • Le Soleil

Le projet de Citicom est gigantesque avec ses 2,5 millions de pieds carrés. Il comprend
  • un réseau de métro de 10 kilomètres avec 10 stations au coût de 200 millions de dollars. Le trajet s’étend du centre de Charlesbourg jusqu’en haute-ville. Il doit être financé par les gouvernements. Les promoteurs font de ce métro un prérequis.
  • Une autoroute souterraine reliant Dufferin et le boulevard Langelier de 50 millions payé par l’État. Il nécessite la démolition de la Maison de la coopération (édifice CSN) et d’autres bâtiments.
  • 2 tours à bureau de 25 étages.
  • Un centre d’achat, des bureaux et 2 hôtels.
  • 350 condos de luxes.
  • 2600 places de stationnement.
  • Une rue Saint-Vallier élargie.

Les paramètres changeront à de nombreuses reprises au gré de la contestation populaire. Enchanté, le maire Jean Pelletier désigne la Grande Place comme “moteur du développement régional”.

En tout, le projet est évalué à plus de 300 millions de dollars. Les prix varient considérablement, mais ne cessent d’augmenter depuis 1972. En retour, la ville loue à Citicom l’espace pour 1$ + un pourcentage des revenus nets futurs. La Ville envisage le projet comme un investissement.

Côte d'Abraham, Studio Lefaivre & Desroches, 26 octobre 1964.

La Grande Place nécessite la démolition des maisons de la Côte d’Abraham. Les déclarations du promoteur à ce sujet mettent le feu aux poudres:
Ces constructions sont usées jusqu’à la corde, sont tout bonnement “pourries”, donc irrécupérables. “Ceux qui s’insurgent contre leur démolition font carrément fausse route”.
Laurent Gagnon, 30 juin 1986, cité dans Le Soleil.
Chauffée à blanc, la riposte citoyenne ne tarde pas à venir. Le Comité de sauvegarde de la Côte d’Abraham est fondé en novembre 1986. Il est composé de
  • Pierre Maheux et Réjean Lemoine, historien et porte-parole du groupe,
  • Conseil des monuments et sites du Québec dont la porte-parole est France Gagnon-Pratte,
  • Comité de pastorale sociale et ouvrière de Saint-Roch avec Pierre-André Fournier, curé de Saint-Roch.

Le 14 mai 1987, le Comité fait une consultation publique sur la Grande Place rassemblant 150 personnes à la bibliothèque Gabrielle Roy.

Les revendications du Comité sont
  • Refaire un quartier habité, avec 250 à 300 logements pour les familles.
  • Respecter l’arrondissement historique, classé au patrimoine mondial de l’UNESCO depuis 1985.
  • Conserver le tracé des rues, le projet devant toutes les supprimer sauf la rue Fleurie.
  • Fractionner le projet pour avoir plusieurs promoteurs.

Pour sa part, le CLSC basse-ville recommande 50% de logement social dans les prochaines constructions. Le comité de Pastorale Sociale et Ouvrière réclame un quartier ou « la mixité des âges et des fonctions sont mises en valeur ».

De son côté, la mairie fait la sourde oreille. Elle refuse de rendre publique des études et de faire des consultations. Le 25 novembre 1987, le maire fait annuler une exposition photo sur l’histoire de la Côte d’Abraham à la bibliothèque Gabrielle-Roy. L'Institut Canadien, qui gère l’institution, affirme “s’écarter de tout ce qui est controversé”. L’exposition aura tout de même lieu dans divers endroits. Elle vise à souligner l’importance patrimoniale des lieux. C’est le talon d’Achille de la Grande Place, situé dans l’arrondissement historique, juge le comité.

Journal de Québec, 2 avril 1987.

En avril 1987, le Comité reçoit un avis juridique. “Le projet de la « Grande Place » serait illégal!”, titre le Journal de Québec. On y dénote de nombreuses irrégularités:
  • Le protocole d’intention ne respecte pas la Loi sur les biens culturels.
  • Il est illégal de subventionner la création d’un centre d’achat.
  • Faire une réserve foncière pour la céder au privé, c’est douteux.
  • Plusieurs bâtiments sont démolis sans permis.
  • Et de nombreuses autres anomalies envers la loi, aux ententes antérieures et aux règlements municipaux.

Le Comité garde un œil vigilant sur les spéculateurs.
La ville vient juste d'exproprier l'édifice des Chevaliers de Colomb du conseil Laval pour 1,2 million alors que l'immeuble était évalué à 180 000 $. On peut s'attendre que Laurent Gagnon fasse un coup d'argent avec l'expropriation et que le bénéfice lui permette d'obtenir le capital nécessaire au financement d'une partie de sa participation dans le projet de la Grande Place", déclare Réjean Lemoine.
Journal de Québec, 28 octobre 1987.

Le Soleil.

En février 1988, M. Gagnon revend toutes ses propriétés autour du site en et empoche 65 millions de dollars pour, dit-il, l’investir dans la Grande Place. La ville lui verse 75 000 $ pour l’expropriation de 3 immeubles. Il reçoit aussi 1,7 million en subventions pour des constructions sur des terrains abandonnés.

Lorsqu’une enquête de la Commission municipale dénote des irrégularités dans l’allocation des subventions, Laurent Gagnon déclarera
Je n'ai rien à me reprocher. Au lieu de parler de choses négatives, pourquoi ne pas dire plutôt que 100 millions de dollars ont été investis dans le secteur du Mail centre-ville?”
cité dans le Soleil, 8 octobre 1988.

Maquette 1988, fait par Marc Boutin.

En mai 1988, le Comité de sauvegarde de la Côte d’Abraham propose un contre-projet à dimension humaine. Le projet de 100 millions de dollars comporte 338 logements et la restauration des bâtiments existants. Le nombre d’étages varie de 4 à 9. Il contient
  • un centre commercial,
  • des espaces de verdure,
  • un lieu communautaire,
  • un centre sportif.

Le deuxième projet de Citicom, Noppen et Morisset,
L’architecture de Saint-Roch, 2000, tiré de Québec Urbain.

La tactique porte fruit: la Grande Place est réduite en taille. Son look est aussi changé : de tours en bétons brutalistes, on passe au style Château Frontenac. Des passerelles piétonnes sont ajoutées pour accéder au mail Saint-Roch.

En 1988, l’opposition à la Grande Place prend de l’ampleur de façon exponentielle.
  • 27 octobre: La première séance d’information soulève les préoccupations citoyennes: logement social, spéculation, commercial nuisant au résidentiel, accès au complexe sportif, etc. Elle réunit 400 personnes.
  • 22 novembre: Un panel d’experts est organisé par le Comité de sauvegarde de la Côte d’Abraham avec l’école d’architecture. 200 personnes participent aux échanges. L’indignation est vive contre la Grande Place. La discussion est animée par un commissaire du BAPE.
  • 24 novembre: La Coalition contre la Grande-Place est lancée. Elle déplore le manque de logements abordables et l’investissement public massif pour un projet privé. Elle regroupe tous les comités de citoyens des quartiers centraux, SOS Patro Saint-Vincent de Paul et le Comité de sauvegarde de la Côte d’Abraham.
  • 24 au 27 novembre: Les audiences publiques ont lieu. 20 mémoires sont déposés. Le Soleil résume les débats dans un article intitulé “Trop gros, trop inhumain”. Le projet reçoit néanmoins l’appui de 2 SIDAC, des regroupements de gens d’affaires, dont celui du Mail Centre-Ville.
  • 1 décembre: L’Ordre des architectes met en garde la Ville lors de la dernière soirée de consultation. Même la Chambre de commerce invite la Ville à la prudence.
Il est tout à fait anormal et irrationnel que dans une économie capitaliste moderne, une administration publique doive engager pour un investissement privé de 220 millions (centre commercial) plus de 250 millions de fonds publics. Où est passée la sacro-sainte loi de l'offre et de la demande?" dénonce Réjean Lemoine.

Caricature, Le Soleil 12 septembre 1988.

“Je n’ai pas besoin d’études pour vous dire que vous êtes un emmerdeur”, réplique un maire Jean Pelletier visiblement irrité contre Réjean Lemoine en mars 1989.

La compagnie d’assurance la Laurentienne, jugeant le projet trop risqué, largue le projet. Cadillac-Fairview prend le relais.

Sans appui, la ville signe tout de même un protocole d’entente avec Citicom en 1989, à quelques mois des élections. Le projet est pourtant loin d’être prêt. On attend toujours l’adhésion des gouvernements pour la construction du métro. Ce faisant, le maire souhaite lier l’entente à l’administration suivante, peu importe laquelle.

Perspective Espace Saint-Roch, Journal de Québec, 29 février 1992.

Le Rassemblement populaire, formé par des gens impliqués dans les luttes des quartiers centraux, s’oppose à la Grande Place. Le RasPop fera de ce projet insensé le symbole d'une administration vouée aux intérêts des gros promoteurs privés. Le parti propose une maquette alternative intitulée Perspective Espace Saint-Roch. Réjean Lemoine rejoint le parti et lance sa candidature le 5 juin 1989.

En réponse, le nouveau chef du Progrès Civique de Québec (PCQ), Jean-François Bertrand, promet de former un comité de vigilance chargé de surveiller les impacts du projet sur l’environnement et la qualité de vie des gens.
Dorénavant, affirme le chef du PCQ, en matière d'aménagement, les intérêts des résidents vont passer avant ceux des bâtisseurs et des promoteurs..."
1000 personnes au "show" du Progrès civique, Le Soleil, 26 octobre 1989.
La Grande Place est l’enjeu décisif de la campagne électorale municipale de 1989. Le PCQ, donné gagnant par tous les sondages, est battu par le Rassemblement populaire. Il remporte 16 sièges sur 21. Un nouveau conseiller dans Saint-Roch, Réjean Lemoine, est élu. Le projet de Grande Place est définitivement enterré après presque 20 ans d’indignation populaire.

Caricature du Soleil.

La Grande Place devient “l’Espace Saint-Roch”. Contre toute attente, la nouvelle administration du Rassemblement populaire présente en novembre 1990 un plan d’action prévoyant un nouveau boulevard parallèle au boulevard Charest. Le projet, coûtant 15 millions en expropriation, passe à travers le cinéma Odéon pour rejoindre le boulevard Langelier. Il nécessite la démolition de quelques logements, de commerces, d’une station-service et d’un terminal d’autobus.

On se souviendra qu'en campagne électorale, l'automne dernier, le chef du Rassemblement populaire, Jean-Paul L'Allier, s'était engagé "d'abord à mettre fin aux démolitions..." dans le quartier Saint-Roch, dénonçant alors le projet de Grande Place du Progrès civique."
Le Journal de Québec, François Bourque, 22 novembre 1990.

  • Promoteurs et patrimoine urbain, Jean Cimon, 1991.
  • Promoteurs et patrimoine urbain, Jean Cimon, 1991.

Des consultations publiques suivent en décembre 1990. Les échanges prennent place à la bibliothèque Gabrielle-Roy devant des centaines de personnes. Les citoyens et citoyennes rejettent le plan massivement. Les élus du Rassemblement populaire sont divisés : une partie appuie le boulevard, l’autre le rejette. Le processus consultatif, le premier du genre, dure 4 soirs. Les 60 mémoires sont largement défavorables au plan.

Insatisfait du Rassemblement populaire, le conseiller Réjean Lemoine quitte le parti pour devenir indépendant.

Face aux critiques, le Rassemblement populaire dépose un nouveau projet en 1992. Il est plus orienté vers le résidentiel, accorde une place aux gens à plus faibles revenus et ne comporte pas de tours ni de boulevards. La revitalisation du quartier passe par le développement résidentiel et la création d’un pôle d’emploi public. L’Allier souhaite "renforcer le rôle de capitale que Québec joue en favorisant l'implantation d'institutions, de fonctions administratives prestigieuses". C’est la vision qui sera finalement mis en œuvre, après des décennies d’errements.

Le Rassemblement populaire parvient à annuler l’entente de l’administration précédente entre Citicom, Laurent Gagnon et Cadillac-Fairview. Le promoteur Laurent Gagnon, sous enquête pour divers dossiers, disparait.

Le Parc en 1993, retour sur le jardin qui a fait refleurir Saint-Roch,
Le Soleil, 24 août 2013.

En 1992, deux projets donnent le signal de la relance. Le « château d’industrie » de la Dominion Corset est restauré et le complexe artistique Méduse est inauguré. Ces projets amènent des étudiants et étudiantes et des cols blancs dans le secteur. Le jardin de Saint-Roch est ouvert en 1993.


Le Ministère de l’Environnement proposera un projet « d’immeuble écologique » en 1993. La ville souhaite y installer 2000 fonctionnaires.

Malgré tout, en 1994, le nouveau comité des citoyens de Saint-Roch critique durement l’Espace Saint-Roch. Il revendique des logements plus abordables, moins de construction en hauteur, plus d’espaces verts et le retour des familles au centre-ville. Il demande le maintien de l’Îlot Fleurie pour en faire un parc de quartier.

Les démolitions se poursuivront jusqu’en 1994. Plusieurs édifices sur le boulevard Charest, acquis par la Ville en 1988 au coût de 4 millions, seront démolis. La Ville aura choisi de les laisser dépérir plutôt que de les revitaliser, à l’encontre des promesses électorales.

Le Soleil, 31 mai 1992.

Un nouveau Comité de citoyens de Saint-Roch

C’est suite aux consultations autour de l’Espace Saint-Roch que quelques citoyens et citoyennes, s’étant découvert des atomes crochus dans leurs mémoires, fondent un nouveau comité de citoyens au début des années 90. Ils souhaitent porter leurs revendications auprès des administrations publiques. Ses membres n’ont rien à voir avec le Comité des citoyens de l’Aire 10 ayant cessé ses activités 10 ans auparavant.

Le Comité de citoyens, autant que l’Îlot Fleurie ou Rivière Vivante, nait d’une déception face au Rassemblement populaire. Élue dans l’objectif d’arrêter la démolition du quartier, la nouvelle administration semble déterminée à poursuivre dans la même direction que leur prédécesseur.

Les effets de la récession se font durement sentir. En 1991, le taux de chômage s’élève à 12% au Québec. Saint-Roch contient la plus haute concentration de pauvreté au Canada. Sur la rue Saint-Joseph hors du mail, la moitié des locaux sont abandonnés.

C’est l’époque de la « guerre des motards ». Le quartier est un véritable champ de bataille du crime organisé.

Le Comité s’intéresse aux enjeux
  • du logement social à taille humaine,
  • du maintien des écoles dans les quartiers centraux,
  • de la qualité de vie,
  • de la prostitution, sans s’attaquer aux prostituées. Il vise plutôt à mettre des bâtons dans les roues au défilement ininterrompu de voitures et au harcèlement dont les femmes sont victimes.

Plusieurs de ses 30-40 membres gravitent autour de l’Îlot Fleurie. Il s’agit d’un comité ad-hoc, formé de bénévoles, sans permanence ni local.

Bien qu’opposés sur certains sujets, plusieurs membres sont sympathiques au maire Jean-Paul L’Allier. En effet, le nouveau maire met de l’avant une volonté de redonner vie au quartier. Le comité se saborde en 1997. Plusieurs membres rejoignent le conseil de quartier de Saint-Roch venant d’être créé.

Albert Meister

Les conseils de quartier, mis en place par l’administration L’Allier, sont inspirés par ceux de Bologne en Italie. Ils visent l'autogestion de la ville, c'est-à-dire que les citoyennes et citoyens gèrent eux-mêmes les budgets et prennent les décisions les concernant. L’idée est développée par le sociologue libertaire Albert Meister.


La rivière Saint-Charles bétonnée



Les autochtones Wendat l’appellent Akiawenrahk, signifiant “rivière à la truite”. La rivière Saint-Charles est longtemps maltraitée par les humains. Elle est utilisée comme égout à ciel ouvert depuis le 19e siècle.

Dans les années 1960, de nouvelles industries ajoutent leurs rejets toxiques à la soupe. La rivière est l’une des plus polluées au Québec.
Dès avril 1962, la Chambre de commerce de Québec demande que la rivière Saint-Charles devienne une « rivière-parc réservée à la navigation de plaisance ».  (...) Elle demande au gouvernement fédéral de construire un barrage pour stabiliser le niveau des eaux de la rivière et au gouvernement provincial de préparer un plan d’aménagement des rives de la rivière."
Les maires de Québec depuis 1833, 1965-1989, Réjean Lemoine, 2013.
Le Parti Civique de Québec, parti municipal fondé en 1962, adopte la proposition de la Chambre de commerce. Ce n’est pas un hasard car les deux groupes se confondent : on y retrouve le futur maire Gilles Lamontagne. Ils prennent leur inspiration de la Seine, le fleuve passant à travers Paris.

En 1967, l’administration du maire Gilles Lamontagne, fraichement élu, signe une entente avec chaque palier de gouvernement pour “assainir” la rivière. Le plan de 40,5 millions de dollars, un montant considérable à l’époque, comprend
  • des marinas,
  • une piscine,
  • de l'habitation,
  • de la verdure,
  • du béton sur 4 kilomètres de long.

L’aménagement des berges commence un mois avant les élections municipales de 1969, 2 ans après l’annonce initiale. Le projet est complété en 1974. Les berges sont complètement bétonnées.

Tiré d'Intervention, 1979.

Le réaménagement des berges de la rivière Saint-Charles est le sujet du premier film de Ciné-Vidéobec en 1975. Il est intitulé “Quand les jobs s’en vont”, et traite des pertes d’emploi entrainées par les fermetures et délocalisations de plusieurs petites entreprises. Ciné-Vidéobec produit des vidéos militantes. Très inspiré par le rapport Ezop, le groupe s’intéresse aux luttes urbaines: la Colline parlementaire, l’élargissement du boulevard Saint-Cyrille, la construction du réseau d’autoroutes, le mail Saint-Roch, etc. Des féministes s’en détacheront peu après sa fondation pour former Vidéo-Femmes.

Ciné-Vidéobec occupera un moment le sous-sol du 570 rue du roi, voisinant le Comité des citoyens de l’Aire 10. Le groupe est financé par le programme Perspectives-Jeunesse. Ses membres rejoignent le groupe marxiste-léniniste EN LUTTE! en 1978.


Une fois bétonnée, la rivière est bel et bien présentable. Les rats ont quitté la place… ainsi que toute autre forme de vie. Le béton asphyxie toute la faune aquatique et terrestre. De plus, le système de bassins mis en place pour lutter contre les rejets d’égouts est inefficace. La rivière reste la championne québécoise des coliformes fécaux.

Une première entreprise de renaturalisation, mise de l’avant par le Rassemblement populaire en 1994, s’avère décevante. Suite à des consultations publiques, hormis l’ajout de quelques parcs, le béton est conservé dans son intégralité.

La candidature olympique de Québec en 1995 offre l'opportunité à la dissidence de se faire entendre. Le village olympique devant être construit à la Pointe-aux-Lièvres, des consultations publiques sont mises sur pieds. Des militants et militantes remettent des mémoires contestant la canalisation de la rivière. Dans son rapport final, les commissaires déclarent que «toutes les options, y compris celle de l'enlèvement des murs, soient analysées et discutées publiquement».

L’organisation Rivière Vivante est fondé en octobre 1995. Son objectif est la réhabilitation de la Saint-Charles à son état naturel.

Rivière Vivante rejoint une commission municipale pour faire le point sur la question. Les débats y sont vifs. La Ville s’apprête à mettre 1,5 million de plus pour remblayer une partie de la rivière. Rivière Vivante s’y oppose par un coup d’éclat.
En mai 1997, une trentaine de canots s’élancent des berges du parc Les Saules pour une randonnée qui les amènera, 12 kilomètres plus loin, au parc Jacques-Cartier, là où le fameux navigateur a passé son premier hiver. (...) Caméras de télé et journalistes faisant partie de la flottille, l’évènement est fortement médiatisé. Pour la première fois depuis des décennies, la rivière est présentée sous un jour favorable."
La rivière Saint-Charles : dégradation etrenaissance d’une rivière urbaine, Michel Beaulieu, Franc Vert, Volume 3 numéro 1, avril 2006.
L’évènement est à l’origine de la Fête de la rivière Saint-Charles, rassemblant chaque an les amateurs de canots.

Peu à peu, Rivière vivante gagne la population, la ville et le gouvernement provincial à sa cause. Le 1,5 million de dollars dédié au remblayage est plutôt utilisé pour démolir les murs de béton près du parc Cartier-Brébeuf. Le public, ravi, en redemande.

Finalement, tout le béton est démoli. Près de 150 millions de dollars sont investis dans la renaturalisation des berges et l’assainissement des eaux, entre 1996 et 2008.

Ce grand chantier public sera cité à la commission Charbonneau en 2013. En 2004, 8 firmes de génie-conseil se seraient concertées pour hausser les prix.

Fête de la rivière Saint-Charles, monlimoilou.com.

Aujourd’hui, on peut visiter la rivière à pied ou en bicyclette sur un parc linéaire de 32 km. La végétation est luxuriante et les paysages variés. La Société de la rivière Saint-Charles en assure l’entretien. Elle organise des activités de sensibilisation de la nature pour les petits et grands. Enfin, une rivière vivante est de retour.

Pour résumer la rénovation urbaine

Graffiti de 2012 faisant écho au montage de Droit de Parole en 1974.
Face à tout cela, on est en droit de se questionner sur l’usage du terme « rénovation urbaine ». En réalité, ce vaste saccage des quartiers centraux n’est rien d’autre qu’un gigantesque gâchis. La « rénovation urbaine » est une série de démolitions, d’expropriations et de dilapidation des fonds publics ayant fait de Québec la ville qu’elle est aujourd’hui. Une ville divisée entre son centre-ville et ses banlieues. Le rapport de force penchant toujours plus vers cette dernière.

La mairie promit une rénovation au profit des gens. Ce sont les gens qui firent les frais de la rénovation. Les promoteurs promirent des logements neufs. Les logements furent rasés et leurs habitants parqués dans des HLM. Les marchands promirent la prospérité économique. Les gains se firent au profit d’une minorité.

Le processus de rénovation urbaine soulève des questionnements sur la place des habitants et habitantes dans les décisions concernant leurs propres quartiers. Face à un pouvoir hégémonique, un mouvement populaire vigoureux est apparu pour le contester. Ce pouvoir est toujours présent aujourd’hui dans de nombreux groupes communautaires et médias alternatifs.

Portrait général de la rénovation urbaine, Marc Boutin, 2012.

Dans ce schéma, l'architecte Marc Boutin démontre que chaque incursion de la rénovation urbaine fut stoppée par la mobilisation citoyenne. 

Pour en savoir plus





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